Notre souveraineté doit aussi être intellectuelle
Le problème n’est pas tant la nécessité de faire appel à des cabinets de conseil que la dépendance de la France à une pensée stratégique élaborée outre-Atlantique, estime Augustin Van Rijckevorsel, fondateur de Circle.
Par Augustin Van Rijckervorsel (Président et fondateur de Circle.)
Avec la crise sanitaire, les Français ont pris conscience de la nécessité, pour l’Hexagone, de rebâtir sa souveraineté industrielle dans le domaine des médicaments, des semi-conducteurs ou des batteries. Avec la crise ukrainienne, c’est notre souveraineté énergétique et militaire qui a été mise en cause. Dans les deux cas, des réponses peuvent être trouvées à l’échelle nationale, d’autres à l’échelle européenne.
Mais s’il est un domaine où le besoin d’indépendance ne semble pas avoir été questionné, c’est celui de notre souveraineté « intellectuelle ». Sans doute la France a-t-elle réussi à faire respecter sa fameuse « exception culturelle » ( nous obligeons les grandes plates-formes, les Netflix, Disney ou Amazon, à créer français ), mais les enjeux de souveraineté intellectuelle vont bien au-delà de l’industrie du cinéma. Bon nombre de métiers ont des implications directes et indirectes sur la vie sociale et économique de la France et de l’Europe, et sur leur devenir.
Confidentialité des informations
Le premier est celui du conseil. Le débat qui s’est fait jour sur le recours aux cabinets de conseil par la puissance publique, et qui dénonce la quantité de missions, leur coût, ou l’évitement d’impôts par certains prestataires, laisse dans l’ombre une dimension essentielle : leur origine géographique.
Le problème est moins la nécessité de faire appel à des talents externes – toutes les organisations performantes, entreprises et Etats, y ont recours, aucune ne pouvant posséder, en interne, les compétences nécessaires à toutes les missions supplémentaires -, que la dépendance de la France à une pensée stratégique élaborée outre-Atlantique. Ou, à tout le moins, fortement inspirée par des principes économiques et une vision sociétale anglo-saxons.
En confiant des travaux qui engagent notre futur, majoritairement à des sociétés de cultures différentes de la nôtre, ou dont les intérêts peuvent diverger des nôtres, la France ne prend-elle pas des risques ? On pense à la confidentialité des informations, bien sûr, ou à la concurrence déloyale vis-à-vis des acteurs locaux si la fiscalité n’est pas la même pour tous, mais là n’est pas l’essentiel.
Ces prestataires ont, par leurs recommandations, une influence directe sur les décisions d’investissement, les ouvertures ou les fermetures de sites, la (re)localisation des usines . Ils pèsent sur l’emploi et pilotent des transferts de technologie. Ils investissent eux-mêmes dans la R&D. Ils contribuent à la prospérité future du pays… ou à sa relégation. S’il est établi que la nationalité d’un CEO a une influence sur ses décisions, la nationalité de ceux qui le conseillent en a une aussi.
Données sensibles
En réalité, ce sont tous les métiers à forte propriété intellectuelle qui sont concernés : les cabinets de recrutement qui choisissent les dirigeants des firmes, les banques d’affaires qui les conseillent lors des opérations de M&A, les avocats, les conseillers juridiques…
De même que l’on peut s’inquiéter de confier ses données sensibles à Amazon Web Services ou à Google, soumis au Cloud Act américain, et rêver d’ un Cloud européen compétitif, l’on peut s’accorder sur la nécessité de développer, à l’échelle de l’Europe, des drones de renseignement ou des avions de combat. Mais le moment n’est-il pas venu de rebâtir une souveraineté des métiers à forte propriété intellectuelle, afin d’adresser tous les enjeux d’indépendance industrielle et technologique auxquels nous sommes confrontés, et de donner à la France toutes ses chances ?
Loin de nous l’idée qu’il faille appliquer un protectionnisme à outrance ; mais nous sommes convaincus qu’à l’instar du mouvement de la French Tech, qui a accompagné la montée en puissance d’une trentaine de licornes , les métiers à forte propriété intellectuelle doivent être considérés, par les pouvoirs publics et les groupes privés, comme de véritables partenaires sur lesquels ils peuvent s’appuyer en toute confiance, afin de donner corps à leurs ambitions et d’envisager sereinement leur futur. Après la French Fab et la French Tech, pourquoi pas la « French Intellect » ?
Augustin Van Rijckevorsel est président et fondateur du cabinet de conseil en stratégie Circle.
Lien de l’article dans les Echos