Distribution : des géants francais aux pieds d’argile

by | 5 février 2021

Mardi 12 janvier, Bloomberg donne une information qui a fait sauter plus d’un Français de son siège : Couche-Tard, le groupe de supérettes au Canada et aux États-Unis et de stations essence en Europe du Nord envisagerait de racheter Carrefour. Nom d’un camembert !Jusqu’à ce que Bruno Le Maire douche les discussions. L’approche québécoise pose la question du positionnement des enseignes françaises.

Consultor.fr : Pourquoi cette offre ? Vous a-t-elle surpris ?

Benjamin Linage (B. L.) : Oui, dans un premier temps ! On ne s’attendait pas nécessairement à ce qu’un acteur plus petit, sur un autre continent, se propose aussi soudainement. L’effet de surprise passé, si on prend un peu de hauteur, plusieurs signaux faibles rendent le retail français attaquable.
Premier signal : la valorisation boursière. Les acteurs français du retail tels que Carrefour ont perdu une part significative de leur valeur en Bourse ces dernières années. A contrario, en Amérique du Nord, des acteurs même plus petits ont une meilleure valorisation, une plus forte rentabilité et un niveau d’endettement inférieur. Mécaniquement, cela rend les retailers français attaquables d’un point de vue capitalistique.

Deuxième signal : la gouvernance actionnariale de Carrefour est plus friable avec un certain nombre d’actionnaires qui ont diverses problématiques et agendas et ne sont pas totalement intégrés au sein d’un même groupe comme peut l’être la famille Mulliez chez Auchan. Le groupe Arnault (qui détient 8% du capital de Carrefour, ndlr), la famille Moulin (propriétaire des Galeries Lafayette qui détient 10% du capital de Carrefour, ndlr) ont aussi d’autres enjeux qui pourraient aboutir à un arbitrage de Carrefour.

Troisième signal : un marché national à la fois concentré et où des consolidations seraient envisageables. Il y a les trois distributeurs intégrés (dont les points de distribution appartiennent au groupe) : Auchan, Casino et Carrefour. Et les trois indépendants : Leclerc, Système U et Les Trois Mousquetaires. Les trois intégrés représentaient 45 % de la grande distribution en France en 2014, ce n’est plus que 37 à 38 % en 2020 quand les indépendants ont gagné 4 à 5 points de parts de marché sur la même période. Les intégrés perdent des parts de marché : dans ce contexte, il ne serait pas illogique qu’il y ait davantage de concentration, même si les options possibles sont peu nombreuses, avec beaucoup de conditions de réalisations (politiques, financières, actionnariales). En 2018, un rapprochement Carrefour-Casino n’avait pas abouti.

Pourquoi pareille surprise alors dans l’Hexagone à l’annonce ?

Augustin van Rijckevorsel (A. v. R.) : En France, il existe une vision très française ! Elle consiste à penser que les entreprises y sont des leaders mondiaux gigantesques. Tout d’un coup, on découvre qu’il y a d’autres acteurs, des Chinois dix fois plus gros que Couche-Tard dont on n’entend jamais parler. L’offre ne m’a pas tellement étonné. Les deux entreprises ont des typologies complémentaires : l’une est forte dans les très grosses superficies de ventes, l’autre dans les très petites. Carrefour a développé une offre de drive qui n’existe pas chez Couche-Tard. Les deux groupes ne couvrent pas les mêmes zones géographiques. Alexandre Bompard (PDG de Carrefour depuis le 18 2017, ndlr) a fait le ménage du sol au plafond, il a vidé les placards, et il y a maintenant une nouvelle étape à passer.

Laquelle ?

A. v. R. : Alexandre Bompard a mis sur les rails une stratégie qui ne consiste pas à croire que le retail de nos grands-parents ne mourra jamais. Sur le bio, ils ont été très agressifs et intelligents. De même sur les drives et la transformation digitale.

Pourtant, Carrefour, qui était un des leaders mondiaux dans le retail, a reculé…

A. v. R. : Pour une très simple raison : la classe moyenne double chaque année (elle est passée de 1,8 milliard de personnes en 2009 à 3,5 milliards de personnes en 2017, ndlr). En dix ans, les Chinois, les Mexicains n’ont pas vécu sous des cabanes, ont augmenté leur niveau de vie et ont été servis par des distributeurs qui prennent des parts de marché.

Carrefour a été très offensif à l’international avant de réduire la voilure. Ont-ils été trop gourmands ?

A. v. R. : Dans les politiques d’internationalisation, tout marché est beaucoup plus local qu’on ne le pense. Les groupes ont tendance à croire qu’avec leurs process ils peuvent aller n’importe où. Non, s’internationaliser c’est effacer un ADN et le relancer différemment dans un autre pays.

B. L. : La croissance internationale s’est heurtée à des contextes locaux, du point de vue de la concurrence, des tendances de consommation, des absences de synergies multi-pays. Au détriment d’investissements en France, notamment sur la réinvention du modèle de distribution français et les enjeux associés : évolution des formats, stratégie prix, intégration du digital et positionnement e-commerce.

Qu’Alexandre Bompard n’ait pas dit non d’emblée à l’offre Couche-Tard ne laisse-t-il pas entendre que Carrefour est à vendre ?

A. v. R. : Quand on se vend, cela ne veut pas dire que ça va mal. Mais qu’une étape est à passer et qu’on ne sait pas la passer seul. Une entreprise aura beau être le leader incroyable de son marché, de son pays, elle peut avoir à un instant donné le besoin de faire entrer quelqu’un dans son capital. Alexandre Bompard sait qu’il a gagné la coupe de France, voire la League des Champions. Pour remporter la Coupe du Monde, il faut un nouvel entraîneur.

B. L. : L’intérêt du rapprochement aurait été d’abord actionnarial et financier, moins du point de vue du projet d’entreprise, les synergies directes étant moindres., moins du point de vue du projet d’entreprise. Couche-Tard prévoyait de prolonger et de soutenir le plan stratégique d’Alexandre Bompard d’ici 2022, avec notamment 1 milliard d’euros sur le e-commerce et 2 milliards d’euros dans les prix.

En quoi, pour Carrefour et pour Couche-Tard, le mariage aurait-il été bénéfique ? Où est le dénominateur commun entre un opérateur d’hypermarchés qui vend de tout dans des surfaces de ventes colossales et une chaîne qui fait le plus gros de son activité avec de la vente d’essence en stations ?

A. v. R. : Couche-Tard les aurait aidés à développer les supérettes au niveau local. Carrefour a bien essayé de faire bouger son ADN des gros vers les plus petits points de distribution. Cela s’est avéré beaucoup plus compliqué que prévu. Inversement, l’hypermarché est loin d’être mort. Il est nécessaire d’en revoir la localisation. Un marché sur lequel Carrefour est un acteur d’envergure à l’échelle mondiale, et aurait pu emmener Couche-Tard.

B. L. : Ce qui pour Couche-Tard représentait une manière de diminuer son exposition au pétrole et de se diversifier en termes de géographies et formats.

D’autres offres pourraient-elles émerger ?

A. v. R. : Il y a désormais un précédent qui pourrait refroidir les ardeurs de certains : l’État peut dire niet en dehors de secteurs où il est su qu’il le ferait, à commencer par l’armement. Le retail, c’est plutôt neuf. Ce qui dans le contexte de la crise, sur la défense de la souveraineté, se comprend. Cela donne pourtant une image de l’État français qui n’est pas spécialement désirable pour des investisseurs.

B. L. : Clairement, il faut dissocier l’intérêt économique potentiel d’un rapprochement pour Carrefour et le contexte politique. Ce dernier est peu propice à un deal avant l’élection présidentielle de 2022. Il faudra voir où en sera la valorisation de Carrefour à ce moment-là, et si un intérêt de fusion demeure.

Les discussions Carrefour-Couche-tard intervenaient dans un marché mondial du retail en consolidation, 180 milliards de dollars de rachats sur les douze derniers mois, selon les chiffres de Bloomberg. Pourquoi un tel niveau d’acquisitions ?

A. v. R. : L’industrie est totalement bouleversée, il est normal qu’il y ait beaucoup d’acquisitions. Les historiques ne peuvent pas passer la marche tout seuls. Comme les fondamentaux sont revus, spontanément nombre d’acteurs pensent à s’unifier pour adresser les défis du moment.

De quelles marges de manœuvre disposent Auchan, Carrefour, Leclerc dans ce contexte ?

A. v. R. : Avant, les grands retailers étaient un chaînon essentiel sur la RTM, la fameuse road to market. Soudainement, ils ne sont plus qu’une option parmi d’autres pour atteindre les consommateurs. Avant, la tarte était intégralement la leur ; ils n’en ont plus qu’une part. Avant, ils étaient les vizirs des FMCG (les biens de grande consommation) et faisaient la pluie et le beau temps sur qui mettait quoi et où dans les rayons. Désormais, ils sont tenus de nouer des relations partenariales avec les producteurs de FMCG qui accélèrent leur offre en direct aux consommateurs, hors distributeurs. Voyez le PantryShop de Pepsi aux États-Unis ou le Heinz To Home au Royaume-Uni. Là, les retailers ont un savoir-faire à défendre bec et ongles : adresser le consommateur en direct est un vrai métier. Ils ont une forte légitimité à faire valoir. Ils doivent saisir ce changement maintenant. Autre évolution cruciale : sortir d’une pure logique de valorisation immobilière de chacun de leur mètre carré. La priorité est de revenir à leur essence : apporter le produit dans la main du consommateur. Ce qui n’a jamais valu autant d’argent.

Propos recueillis par Benjamin Polle pour Consultor.fr

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